CREUSOISE

Née à Guéret, et ayant grandi dans un petit village rural à-côté de La Souterraine, je suis très attachée au département de La Creuse, parce qu'il m'a vue grandir, parce que sa terre, ses légendes, ses savoir-faire, et ses personnages charismatiques m'ont bercée et nourrie, et que certains de mes ancêtres y ont écrit leur histoire. La Creuse est un personnage, je l'aime, je la respecte et c'est un devoir de mémoire pour moi de la défendre. Territoire enclavé du centre de la France (combien de fois ai-je entendu « Mais, c'est où, La Creuse ?! Ça existe ? C'est en France ? ») la Creuse a mauvaise presse, et les citadins pensent souvent qu'ils n'y trouveront pas âme qui vive. Pourtant la Creuse, c'est une terre de liberté, où l'espace infini de nature et de reliefs peut devenir le lieu de réalisation de toutes les utopies, et j'ai eu beaucoup de chance d'y naître, parce que ma créativité, mon imagination et mon sens des libertés sont liés à cet endroit où l'espace entre deux horizons semble infini. Et puis, la Creuse, c'est aussi un territoire à échelle humaine, où les valeurs de solidarité, d'amitié et de partage sont tout simplement des pratiques quotidiennes et nécessaires.


Détournement du titre de Technikart "La bouse ou la vie" (autoportrait en Creuse)

En mai 2012, un journaliste du magazine parisien Technikart a écrit un article peu élogieux sur la Creuse, intitulé La bouse ou la vie, un « manuel des branchés de la campagne », décrivant Guéret, sa préfecture, comme un lieu sans vie et vide de culture : « Enterrée dans le Limousin, Guéret est une ville quasi morte où il n'y a pas de fac, pas de Fnac, ni de Frac mais des ploucs, des viocs, des bovins en surnombre ». Présentant la Creuse comme le « centre névralgique de la diagonale du vide qui défigure l'Hexagone » et Guéret comme une ville à l'« ambiance bourbier » où « trouver des jeunes à la cool semble revenir à chercher une aiguille dans une botte de foin » puisque c'est « comme si en Creuse, le destin était cousu de fil blanc pour ces jeunes, avec d'un côté les bienheureux - ceux qui, passé 18 ans, se tirent pour aller à la fac - et de l'autre les damnés - ceux qui n'ont d'autre choix que de moisir sur place ou de se tirer une balle », le journaliste avait visiblement une vision très arriérée du département, avant même de descendre de son train parisien... Et ces 6 pages de déversoir de haine que je lisais un matin de mai frileux, en manquant d'avaler mon café de travers, furent la goutte d'eau qui fit déborder le vase... Quand on a grandi au milieu des champs et de la forêt, à une époque où Internet n'était pas encore au cœur des foyers, on ose considérer la presse comme une source d'information en laquelle on devrait pouvoir faire confiance, sur le reste de la France et du monde, et on pense que le rôle des médias, humour ou pas, est de dépeindre la réalité à ceux qui ne sont pas sur place. Et si je continue de lire la presse aujourd'hui, et d'écrire parfois, c'est dans cette idée-là. J'avais trop d'estime pour le métier de journaliste, pour ne pas être choquée par cette article, qui, en plus de traîner dans la boue des milliers de personnes trop souvent délaissées par l'Etat, qui manquent de temps pour créer de nouvelles choses parce qu'elles doivent se battre tous les jours pour conserver ce qu'elles ont déjà ; leurs écoles, leurs soins, leurs trains, etc, discréditait et faisait honte à tout un corps de métier. Racisme territorial, renforcement du clivage Paris/Province... Avions-nous vraiment besoin de cette contribution de Technikart ?

Parce qu'en Creuse, croyez-moi, il y a de la culture. Le tissu associatif creusois est très dense et met tout en oeuvre pour organiser des spectacles, des concerts, des festivals, à des prix abordables. Pas de culture ? Et pourtant, la Creuse, c'est la terre de la tapisserie d'Aubusson, classée au patrimoine mondial immatériel de l'Unesco, c'est la terre des Maçons de la Creuse, c'est la vallée inspiratrice des peintres impressionnistes, ses paysages et sa lumière uniques, où George Sand et d'autres grandes plumes sont nées et ont vécu, c'est une terre nourricière, du tradition paysanne, une terre de refuge, une terre de résistance et le lieu de tous les possibles.

La révoltée de la Creuse, par Valentine Faure. Publié dans le magazine Grazia, en juin 2012. - Photo : Alexy Benard.

Et des occupations, les jeunes creusois en ont, plus que ne l'imaginait l'arrogant journaliste. Elles ne sont tout simplement pas les mêmes qu'à Paris. Parce que c'est un mode de vie différent, des occupations différentes, une culture différente, des savoir-faire différents... Est-ce si difficile que cela, quand on est un journaliste parisien, de sortir de sa bulle et d'accepter la différence ? De tolérer que certaines puissent vivre sur un autre modèle de vie que le sien ? N'est-ce pas justement l'essence de ce métier, que d'être curieux de tout, de faire des efforts d'observation, de recherche, d'analyse, et éventuellement de vulgarisation, pour permettre à tous de comprendre de quoi on parle ? La culture en Creuse ne se trouve pas dans les fnac et les Virgin megastore, tout comme l'offre culturelle en Creuse ne se conçoit justement pas à l'échelle d'une ville, comme à Paris, mais on la construit en terme de département, voire de région. Les jeunes n'ont pas besoin de discothèques pour sortir, parce qu'il leur suffit d'un groupe électrogène pour animer tout un champ en été ou tout simplement parce qu'ils ont des maisons ou des appartements assez grands pour loger 30 personnes.... ce qui n'est pas le cas des clapiers étudiants parisiens au loyer hors de prix... C'est bien manquer soi-même de culture que de ne pas savoir tout cela quand on écrit un article sur la culture en Creuse... On ne pose pas un calque parisien sur la Creuse, en la pointant du doigt l'air de dire « haaaan, ça n'est pas comme à Paris, alors c'est NUL ! » 

Cet article m'a indignée et j'estimais que les Creusois partageant cette indignation étaient en droit de demander des excuses de la part de Technikart. La « révolte » qui a suivi, aidée par les réseaux sociaux (eh oui, on a l'électricité en Creuse, et même Internet) a surpassé ce que j'imaginais provoquer en terme de mobilisation lorsque j'ai diffusé le message à tous mes amis creusois. En quelques jours, la page Facebook Les Creusois contre Technikart rassemblait 1700 personnes, et le groupe associé plus de 4500. Cet événement (très bien relaté dans l'article de Marianne intitulé  La révolte des « bouseux » contre le chic parisien, à lire ci-dessous) relayé - sans notre sollicitation - par les médias TV et journaux, et m'amenant à prendre la parole sur le plateau du Petit Journal de Canal Plus, a réveillé les consciences endormies autant qu'elle a révélé la rancœur et autres sentiments trop souvent refoulés, de provinciaux de toute la France, face à un parisiano-parisianisme trop récurrent, notamment dans les médias.

J'ai reçu des milliers de messages de soutien, de remerciements, et autres, de Creusois, de Bretons, d'Auvergnats, de Basques, de Ch'tis... Un abcès avait été crevé. J'ai parfois été prise aux tripes face au mal-être que ressentaient certains habitants de la « France périphérique », j'ai lu les confidences d'agriculteurs, ouvriers, employés d'usines, ayant vécu toute leur vie en se sentant inférieurs à l' « élite » parisienne... et n'ayant jamais eu le courage d'élever la voix. « Qui m'entendra ? Qu'est-ce-que ça changera ?  »  A force de l'avoir entendu des autres, cela leur était entré dans la tête.

Aujourd'hui, je partage ma vie entre La Creuse et Paris. Deux endroits, aux antipodes l'un de l'autre. A mon modeste niveau, par des petits actes quotidiens, des réflexions, j'essaie, comme d'autres, de continuer d'agir pour bousculer les clichés sur la province et les régions rurales, lutter contre les inégalités territorialesface à un Paris, qui - et c'est regrettable - centralise tous les pouvoirs. Bouseuse, oui... mais fière de l'être ! (Et... OUAIS, au final, on a eu nos excuses !)

 

La révolte des « bouseux » contre le chic parisien, par Marie Huret. Publié dans le magazine Marianne le 9 juin 2015.